| VINGT-CINQUIÈME LETTRE. SUR LES
         PENSÉES DE M. PASCAL.
         
           Je vous envoie
         les remarques critiques que j'ai faites depuis longtemps sur
         les Pensées de M. Pascal. Ne me comparez point ici,
         je vous prie, à Ézéchias, qui voulut
         faire brûler tous les livres de Salomon. Je respecte
         le génie et l'éloquence de Pascal ; mais plus
         je les respecte, plus je suis persuadé qu'il aurait
         lui-même corrigé beaucoup de ces
         Pensées, qu'il avait jetées au hasard sur le
         papier, pour les examiner ensuite : et c'est en admirant son
         génie que je combats quelques-unes de ses
         idées.
         
         Il me paraît qu'en
         général l'esprit dans lequel M. Pascal
         écrivit ces Pensées était de montrer
         l'homme dans un jour odieux. Il s'acharne à nous
         peindre tous méchants et malheureux. Il écrit
         contre la nature humaine à peu près comme il
         écrivait contre les jésuites. Il impute
         à l'essence de notre nature ce qui qu'à
         certains hommes. Il dit éloquemment des injures au
         genre humain. J'ose prendre le parti de l'humanité
         contre ce misanthropes sublime ; j'ose assurer que nous ne
         sommes ni si méchants ni si malheureux qu'il le dit ;
         je suis, de plus, très persuadé que, s'il
         avait suivi, dans le livre qu'il méditait, le dessein
         qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un
         livre plein de paralogismes éloquents et de
         faussetés admirablement déduites. Je crois
         même que tous ces livres qu'on a faits depuis peu pour
         prouver la religion chrétienne, sont plus capables de
         scandaliser que d'édifier. Ces auteurs
         prétendent-ils en savoir plus que Jésus-Christ
         et les Apôtres ? C'est vouloir soutenir un chêne
         en 1'entourant de roseaux ; on peut écarter ces
         roseaux inutiles sans craindre de faire tort à
         l'arbre.
         
         J'ai choisi avec
         discrétion quelques pensées de Pascal ; je
         mets les réponses au bas. C'est à vous
         à juger si j'ai tort ou raison.
         
         
         I. « Les grandeurs
         et les misères de l'homme sont tellement visibles
         qu'il faut nécessairement que la vraie religion nous
         enseigne qu'il y a en lui quelque grand principe de
         grandeur, et en même temps quelque grand principe de
         misère. Car il faut que la véritable religion
         connaisse à fond notre nature, qu'elle connaisse tout
         ce qu'elle a de grand et tout ce qu'elle a de
         misérable, et la raison de l'un et de l'autre. Il
         faut encore qu'elle nous rende raison des étonnantes
         contrariétés qui s'y rencontrent. 
         
         
         Cette manière de
         raisonner paraît fausse et dangereuse : car la fable
         de Prométhée et de Pandore, les androgynes de
         Platon et les dogmes des Siamois rendraient aussi bien
         raison de ces contrariétés apparentes. La
         religion chrétienne n'en demeurera pas moins vraie,
         quand même on n'en tirerait pas ces
         ingénieuses, qui ne peuvent servir qu'à faire
         briller l'esprit.
         
         Le christianisme
         n'enseigne que la simplicité, l'humanité, la
         charité ; vouloir le réduire à la
         métaphysique, c'est en faire une source d'erreurs.
         
         
         II. « Qu'on examine
         sur cela toutes les religions du monde, et qu'on voie s'il y
         en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.
         Sera-ce celle qu'enseignaient les philosophes qui nous
         proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce le
         vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à
         nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption
         de l'homme que de l'avoir égalé à Dieu
         ? Et ceux qui nous ont égalés aux bêtes
         et qui nous ont donné des plaisirs de la terre pour
         tout bien, ont-ils apporté le remède à
         nos concupiscences ?
         
         Les philosophes n'ont
         point enseigné de religion ; ce n'est pas leur
         philosophie qu'il s'agit de combattre. Jamais philosophe ne
         s'est dit inspiré de Dieu, car dès lors il
         eût cessé d'être philosophe, et il
         eût fait le Il ne s'agit pas de savoir si
         Jésus-Christ doit l'emporter sur Aristote ; il s'agit
         de prouver que la religion de Jésus-Christ est la
         véritable, et que celles de Mahomet, des païens
         et toutes les autres sont fausses.
         
         III. « Et cependant
         sans ce mystère, le plus incompréhensible de
         tous, nous sommes incompréhensibles à
         nous-mêmes. Le noeud de notre condition prend ses
         retours et ses plis dans l'abîme du
         péché originel, de sorte que l'homme est plus
         inconcevable sans ce mystère que ce mystère
         n'est inconcevable à l'homme.
         
         
         Est-ce raisonner que de
         dire : L'homme est inconcevable sans ce mystère
         inconcevable. Pourquoi vouloir aller plus loin que
         l'Écriture ? N'y a-t-il pas de la
         témérité à croire qu'elle a
         besoin d'appui, et que ces idées philosophiques
         peuvent lui en donner ?
         
         Qu'aurait répondu
         M. Pascal à un homme qui lui aurait dit : « Je
         sais que le mystère du péché originel
         est l'objet de ma foi et non de ma raison. Je conçois
         fort bien sans mystère ce que c'est que l'homme ; je
         vois qu'il vient au monde comme les autres animaux ; que
         l'accouchement des mères est plus douloureux à
         mesure qu'elles sont plus délicates ; que quelquefois
         des femmes et des animaux femelles meurent dans
         l'enfantement ; qu'il y a quelquefois des enfants mal
         organisés qui vivent privés d'un ou deux sens
         et de la faculté du raisonnement ; que ceux qui sont
         le mieux organisés sont ceux qui ont les passions les
         plus vives ; que l'amour de soi-même est égal
         chez tous les hommes, et qu'il leur est aussi
         nécessaire que les cinq sens ; que cet amour-propre
         nous est donné de Dieu pour la conservation de notre
         être, et qu'il nous a donné la religion pour
         régler cet amour-propre ; que nos idées sont
         justes ou inconséquentes, obscures ou lumineuses,
         selon que nos organes sont plus ou moins solides, plus ou
         moins et selon que nous sommes plus ou moins
         passionnés ; que nous dépendons en tout de
         l'air qui nous environne, des aliments que nous prenons, et
         que, dans tout cela, il n'y a rien de contradictoire.
         L'homme n'est point une énigme, comme vous vous le
         figurez, pour avoir le plaisir de la deviner. L'homme
         paraît être à sa place dans la nature,
         supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par
         les organes, inférieur à d'autres êtres,
         auxquels il ressemble probablement par la pensée. Il
         est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de mal
         et de bien, de plaisir et de peine. Il est pourvu de
         passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions.
         Si l'homme était parfait, il serait Dieu, et ces
         prétendues contrariétés, que vous
         appelez contradictions, sont les ingrédients
         nécessaires qui entrent dans le composé de
         l'homme, qui est ce qu'il doit être.
         
         
         IV. « Suivons nos
         mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si
         nous n'y trouverons pas les caractères vivants de ces
         deux natures.
         
         « Tant de
         contradictions se trouveraient-elles dans un sujet
         simple?
         
         « Cette
         duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui
         ont pensé que nous avions deux âmes, un sujet
         simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines
         variétés, d'une présomption
         démesurée à un horrible abattement de
         cour.
         
         Nos diverses
         volontés ne sont point des contradictions dans la
         nature, et l'homme n'est point un sujet simple. Il est
         composé d'un nombre innombrable d'organes : si un
         seul de ces organes est un peu altéré, il est
         nécessaire qu'il change toutes les impressions du
         cerveau, et que l'animal ait de nouvelles pensées et
         de nouvelles volontés. Il est très vrai que
         nous sommes tantôt abattus de tristesse, tantôt
         enflés de présomption : et cela doit
         être quand nous nous trouvons dans des situations
         opposées. Un animal que son maître caresse et
         nourrit, et un autre qu'on égorge lentement et avec
         adresse pour en faire une dissection, éprouvent des
         sentiments bien contraires : aussi faisons-nous ; et les
         différences qui sont en nous sont si peu
         contradictoires qu'il serait contradictoire qu'elles
         n'existassent pas.
         
         Les fous qui ont dit que
         nous avions deux âmes pouvaient par la même
         raison nous en donner trente ou quarante ; car un homme,
         dans une grande passion, a souvent trente ou quarante
         idées différentes de la même chose, et
         doit nécessairement les avoir, selon que cet objet
         lui paraît sous différentes faces.
         
         
         Cette prétendue
         duplicité de l'homme est une idée aussi
         absurde que métaphysique. J'aimerais autant dire que
         le chien qui mord et qui caresse est double ; que la poule,
         qui a tant soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne
         jusqu'à les méconnaître, est double ;
         que la glace, qui représente à la fois des
         objets différents, est double ; que l'arbre, qui est
         tantôt chargé, tantôt
         dépouillé de feuilles, est double. J'avoue que
         l'homme est inconcevable ; mais tout le reste de la nature
         l'est aussi, et il n'y a pas plus de apparentes dans l'homme
         que dans tout le reste.
         
         V. « Ne parier
         point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel
         prendrez-vous donc ? Pesons le gain et la perte, en prenant
         le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez
         tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc
         qu'il est, sans hésiter. —— Oui, il faut gager ; mais
         je gage peut-être trop. —— Voyons, puisqu'il y a
         pareil hasard de gain et de perte, quand vous n'auriez que
         deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore
         gager.
         
         Il est évidemment
         faux de dire : « Ne point parier que Dieu est, c'est
         parier qu'il n'est pas ; car celui qui doute et demande
         à s'éclairer ne parie assurément ni
         pour ni contre.
         
         D'ailleurs cet article
         paraît un peu indécent et puéril ; cette
         idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point
         à la gravité du sujet.
         
         
         De plus,
         l'intérêt que j'ai à croire une chose
         n'est pas une preuve de l'existence de cette chose. Je vous
         donnerai, me dites-vous, l'empire du monde, si je crois que
         vous avez raison. Je souhaite alors de tout mon coeur que
         vous ayez raison ; mais, jusqu'à ce que vous me
         l'ayez prouvé, je ne puis vous croire.
         
         
         Commencez, pourrait-on
         dire à M. Pascal, par convaincre ma raison. J'ai
         intérêt, sans doute, qu'il y ait un Dieu ; mais
         si, dans votre système, Dieu n'est venu que pour si
         peu de personnes ; si le petit nombre des élus est si
         effrayant ; si je ne puis rien du tout par moi-même,
         dites-moi, je vous prie, quel intérêt j'ai
         à vous croire ? N'ai-je pas un intérêt
         visible à être persuadé du contraire ?
         De quel front osez-vous me montrer un bonheur infini,
         auquel, d'un million d'hommes, à peine un seul a
         droit d'aspirer ? Si vous me convaincre, prenez-vous-y d'une
         autre façon, et n'allez pas tantôt me parler de
         jeu de hasard, de pari, de croix et de pile, et tantôt
         m'effrayer par les épines que vous semez sur le
         chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement
         ne servirait qu'à faire des athées, si la voix
         de toute la nature nous criait qu'il y a un Dieu, avec
         autant de force que ces subtilités ont de
         faiblesse.
         
         VI. « En voyant
         l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces
         contrariétés étonnantes qui se
         découvrent dans sa nature, et regardant tout
         l'univers muet, et l'homme sans lumière,
         abandonné à lui-même, et comme
         égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir
         qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il y en
         mourant, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait
         emporté endormi dans une île déserte et
         effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître
         où il est et sans avoir aucun moyen d'en sortir ; et
         sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir
         d'un si misérable état.
         
         
         En lisant cette
         réflexion, je reçois une lettre d'un de mes
         amis, qui demeure dans un pays fort éloigné.
         Voici ses paroles :
         
         « Je suis ici comme
         vous m'y avez laissé, ni plus gai, ni plus triste, ni
         plus riche, ni plus pauvre, jouissant d'une santé
         parfaite, ayant tout ce qui rend la vie agréable,
         sans amour, sans avarice, sans ambition et sans envie ; et
         tant que tout cela durera, je m'appellerai hardiment un
         homme très heureux.
         
         Il y a beaucoup d'hommes
         aussi heureux que lui. Il en est des hommes comme des
         animaux ; tel chien couche et mange avec sa maîtresse
         ; tel autre tourne la broche et est tout aussi content ; tel
         autre devient enragé, et on le tue. Pour moi, quand
         je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour
         entrer ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois
         une ville qui ne ressemble en rien à une île
         déserte, mais peuplée, opulente,
         policée, et où les hommes sont heureux autant
         que la nature humaine le comporte. Quel est l'homme sage qui
         sera prêt à se pendre parce qu'il ne sait pas
         comme on voit Dieu face à face, que sa raison ne peut
         débrouiller le mystère de la Trinité ?
         Il faudrait autant se désespérer de n'avoir
         pas quatre pieds et deux ailes.
         
         Pourquoi nous faire
         horreur de notre être ? Notre existence n'est point si
         malheureuse qu'on veut nous le faire accroire. Regarder
         l'univers comme un cachot, et tous les hommes comme des
         criminels qu'on va exécuter, est l'idée d'un
         fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices
         où l'on ne doit avoir que du plaisir, c'est la
         rêverie d'un sybarite. Penser que la terre, les hommes
         et les animaux sont ce qu'ils doivent être dans
         l'ordre de la Providence, est, je crois, d'un homme
         sage.
         
         VII. « (Les juifs
         pensent) que Dieu ne laissera pas éternellement les
         autres peuples dans ces ténèbres ; qu'il
         viendra un libérateur pour tous ; qu'ils sont au
         monde pour l'annoncer ; qu'ils sont formés
         exprès pour être les hérauts de ce grand
         événement, et pour appeler tous les peuples
         à s'unir à eux dans de ce
         libérateur.
         
          
         
         
         Les juifs ont toujours
         attendu un libérateur ; mais leur libérateur
         est pour eux et non pour nous. Ils attendent un messie qui
         rendra les juifs maîtres des chrétiens ; et
         nous espérons que le Messie réunira un jour
         les juifs aux chrétiens : ils pensent
         précisément sur cela le contraire de ce que
         nous pensons.
         
         VIII. « La loi par
         laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la
         plus ancienne loi du monde, la plus parfaite, et la seule
         qui ait toujours été gardée sans
         interruption dans un état. C'est ce que Philon, juif,
         montre en divers lieux, et Josèphe admirablement
         contre Appion, où il fait voir qu'elle est si
         ancienne que le nom même de loi n'a été
         connu des plus anciens que plus de mille ans après,
         en sorte qu'Homère, qui a parlé de tant de
         peuples, ne s'en est jamais servi. Et il est aisé de
         juger de la perfection de cette loi par sa simple lecture,
         où l'on voit qu'on y a pourvu à toutes choses
         avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de
         jugement, que les plus anciens législateurs grecs et
         romains en ayant quelque lumière en ont
         emprunté leurs principales lois : ce qui paraît
         par celles qu'ils appellent des douze Tables, et par les
         autres preuves que Josèphe en donne.
         
         
         Il est très faux
         que la loi des juifs soit la plus ancienne, puisque avant
         Moïse, leur législateur, ils demeuraient en
         Égypte, le pays de la terre le plus renommé
         pour ses sages lois.
         
          
         
         
         Il est très faux
         que le nom de loi n'ait été connu
         qu'après Homère ; il parle des lois de Minos ;
         le mot de loi est dans Hésiode. Et quand le nom de
         loi ne se trouverait ni dans Hésiode ni dans
         Homère, cela ne prouverait rien. Il y avait des rois
         et des juges ; donc il y avait des lois.
         
         
          
         
         
         Il est encore
         très faux que les Grecs et les Romains aient pris des
         lois des juifs. Ce ne peut être dans les commencements
         de leurs républiques, car alors ils ne pouvaient
         connaître les juifs ; ce ne peut être dans le
         temps de leur grandeur, car alors ils avaient pour ces
         barbares un mépris connu de toute la
         terre.
         
          
         
         
         IX. « Ce peuple est
         encore admirable en sincérité. Ils gardent
         avec amour et fidélité le livre où
         Moïse déclare qu'ils ont toujours
         été ingrats envers Dieu, et qu'il sait qu'ils
         le seront encore plus après sa mort ; mais qu'il
         appelle le ciel et la terre à témoin contre
         eux, qu'il le leur a assez dit ; qu'enfin Dieu, s'irritant
         contre eux, les dispersera par tous les peuples de la terre
         ; que, comme ils l'ont irrité en adorant des dieux
         qui n'étaient point leurs dieux, il les irritera en
         appelant un peuple qui n'était point son peuple. ce
         livre, qui les déshonore en tant de façons,
         ils le conservent aux dépens de leur vie. C'est une
         sincérité qui n'a point d'exemple dans le
         monde, ni sa racine dans la nature.
         
          
         
         
         Cette
         sincérité a partout des exemples, et n'a sa
         racine que dans la nature. L'orgueil de chaque juif est
         intéressé à croire que ce n'est point
         sa détestable politique, son ignorance des arts, sa
         grossièreté qui l'a perdu, mais que c'est la
         colère de Dieu qui le punit. Il pense avec
         satisfaction qu'il a fallu des miracles pour l'abattre, et
         que sa nation est toujours la bien-aimée du Dieu qui
         la châtie.
         
          
         
         
         Qu'un prédicateur
         monte en chaire, et dise aux Français : « Vous
         êtes des misérables, qui n'avez ni coeur ni
         conduite ; vous avez été battus à
         Hochstedt et à Ramillies parce que vous n'avez pas su
         vous défendre ; il se fera lapider. Mais s'il dit :
         « Vous êtes des catholiques chéris de Dieu
         ; vos péchés infâmes avaient
         irrité l'Éternel, qui vous livra aux
         hérétiques à Hochstedt et à
         Ramillies ; mais, quand vous êtes revenus au Seigneur,
         alors il a béni votre courage à Denain ; ces
         paroles le feront aimer de l'auditoire.
         
         
         X. « S'il y a un
         Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les
         créatures.
         
          
         
         
         Il faut aimer, et
         très tendrement, les créatures ; il faut aimer
         sa patrie, sa femme, son père, ses enfants ; et il
         faut si bien les aimer que Dieu nous les fait aimer
         malgré nous. Les principes contraires ne sont propres
         qu'à faire de barbares raisonneurs.
         
         
         XI. « Nous naissons
         injustes ; car chacun tend à soi. Cela est contre
         tout ordre. Il faut tendre au général ; et la
         pente vers soi est le commencement de tout désordre
         en guerre, en police, en économie, etc.
         
         
         Cela est selon tout
         ordre. Il est aussi impossible qu'une société
         puisse se former et subsister sans amour-propre, qu'il
         serait impossible de faire des enfants sans concupiscence,
         de songer à se nourrir sans appétit, etc.
         C'est l'amour de nous-même qui assiste l'amour des
         autres ; c'est par nos besoins mutuels que nous sommes
         utiles au genre humain ; c'est le fondement de tout commerce
         ; c'est l'éternel lien des hommes. Sans lui il n'y
         aurait pas eu un art inventé, ni une
         société de dix personnes formée. C'est
         cet amour-propre, que chaque animal a reçu de la
         nature, qui nous avertit de respecter celui des autres. La
         loi dirige cet amour-propre, et la religion le perfectionne.
         Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des
         créatures uniquement attentives au bien d'autrui.
         Dans ce cas, les marchands auraient été aux
         Indes par charité et le maçon eût
         scié de la pierre pour faire plaisir à son
         prochain. Mais Dieu a établi les choses autrement.
         N'accusons point l'instinct qu'il nous donne, et faisons-en
         l'usage qu'il commande.
         
         XII. « (Le sens
         caché des prophéties) ne pouvait induire en
         erreur, et il n'y avait qu'un peuple aussi charnel que
         celui-là qui s'y pût méprendre. Car
         quand les biens sont promis en abondance, qui les
         empêchait d'entendre les véritables biens,
         sinon leur cupidité, qui déterminait ce sens
         aux biens de la terre ?
         
          
         
         
         En bonne foi, le peuple
         le plus spirituel de la terre l'aurait-il entendu autrement
         ? Ils étaient esclaves des Romains ; ils attendaient
         un libérateur qui les rendrait victorieux et qui
         ferait respecter Jérusalem dans tout le monde.
         Comment, avec les lumières de leur raison,
         pouvaient-ils voir ce vainqueur, ce monarque dans
         Jésus pauvre et mis en croix ? Comment pouvaient-ils
         entendre, par le nom de leur capitale, une Jérusalem
         céleste, eux à qui le Décalogue n'avait
         pas seulement parlé de l'immortalité de
         l'âme ? un peuple si attaché à sa loi
         pouvait-il, sans une lumière supérieure,
         reconnaître dans les prophéties, qui
         n'étaient pas leur loi, un Dieu caché sous la
         figure d'un juif circoncis, qui par sa religion nouvelle a
         détruit et rendu abominables la Circoncision et le
         Sabbat, fondements sacrés de la loi judaïque ?
         Encore une fois, adorons Dieu sans vouloir percer dans
         l'obscurité de ses mystères.
         
         
          
         
         
         XIII. « Le temps du
         premier avènement de Jésus-Christ est
         prédit. Le temps du second ne l'est point, parce que
         le premier devait être caché, au lieu que le
         second doit être éclatant et tellement
         manifeste que ses ennemis mêmes le
         reconnaîtront.
         
          
         
         
         Le temps du second
         avènement de Jésus-Christ a été
         prédit encore plus clairement que le premier. M.
         Pascal avait apparemment oublié que
         Jésus-Christ, dans le chapitre XXI de saint Luc, dit
         expressément : « Lorsque vous verrez une
         armée environner Jérusalem, sachez que la
         désolation est proche... Jérusalem
         foulée aux pieds, et il y aura des signes dans le
         soleil et dans la lune et dans les étoiles ; les
         flots de la mer feront un très grand bruit... Les
         vertus des cieux seront ébranlées ; et alors
         ils verront le fils de l'homme, qui viendra sur une
         nuée avec une grande puissance et une grande
         majesté.
         
         Ne voilà-t-il pas
         le second avènement prédit distinctement ?
         Mais, si cela n'est point arrivé encore, ce n'est
         point à nous d'oser interroger la
         Providence.
         
         XIV. « Le Messie,
         selon les juifs charnels, doit être un grand prince
         temporel. Selon les chrétiens charnels, il est venu
         nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner des sacrements
         qui opèrent tout sans nous. Ni l'un ni l'autre n'est
         la religion chrétienne ni juive.
         
         
         Cet article est bien
         plutôt un trait de satire qu'une réflexion
         chrétienne. On voit que c'est aux jésuites
         qu'on en veut ici. Mais en vérité aucun
         jésuite a-t-il jamais dit que Jésus-Christ est
         venu nous dispenser d'aimer Dieu ? La dispute sur l'amour de
         Dieu est une pure dispute de mots, comme la plupart des
         querelles scientifiques qui ont causé des haines si
         vives et des malheurs si affreux. 
         
         Il parait encore un
         autre défaut dans cet article. C'est qu'on y suppose
         que l'attente d'un messie était un point de religion
         chez les juifs. C'était seulement une idée
         consolante répandue parmi cette nation. Les juifs
         espéraient un libérateur. Mais il ne leur
         était pas ordonné d'y croire comme article de
         foi. Toute leur religion était renfermée dans
         les livres de la loi. Les prophètes n'ont jamais
         été regardés par les juifs comme
         législateurs.
         
         XV. « Pour examiner
         les prophéties, il faut les entendre. Car si l'on
         croit qu'elles n'ont qu'un sens, il est sûr que le
         Messie ne sera point venu ; mais, si elles ont deux sens, il
         est sûr qu'il sera venu en
         Jésus-Christ.
         
         La religion
         chrétienne est si véritable qu'elle n'a pas
         besoin de preuves douteuses. Or, si quelque chose pouvait
         ébranler les fondements de cette sainte et
         raisonnable religion, c'est ce sentiment de M. Pascal. Il
         veut que tout ait deux sens dans l'Écriture ; mais un
         homme qui aurait le malheur d'être incrédule
         pourrait lui dire : Celui qui donne deux sens à ses
         paroles veut tromper les hommes, et cette duplicité
         est toujours punie par les lois ; comment donc pouvez-vous,
         sans rougir, admettre dans Dieu ce qu'on punit et ce qu'on
         déteste dans les hommes ? Que dis-je ? avec quel
         mépris et avec quelle indignation ne traitez-vous pas
         les oracles des païens, parce qu'ils avaient deux sens
         ! Ne pourrait-on pas dire plutôt que les
         prophéties qui regardent directement
         Jésus-Christ n'ont qu'un sens, comme celles de
         Daniel, de Michée et autres ? Ne pourrait-on pas
         même dire que, quand nous n'aurions aucune
         intelligence des prophéties, la religion n'en serait
         pas moins prouvée ? 
         
         XVI. « La distance
         infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment
         plus infinie des esprits à la charité ; car
         elle est surnaturelle.
         
         Il est à croire
         que M. Pascal n'aurait pas employé ce galimatias dans
         son ouvrage, s'il avait eu le temps de le faire. 
         
         
         XVII. « Les
         faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux
         qui prennent bien les choses. Par exemple, les deux
         généalogies de saint Mathieu et de saint Luc.
         Il est visible que cela n'a pas été fait de
         concert.
         
         Les éditeurs des
         Pensées de Pascal auraient-ils dû imprimer
         cette pensée, dont l'exposition seule est
         peut-être capable de faire tort à la religion ?
         À quoi bon dire que ces généalogies,
         ces points fondamentaux de la religion chrétienne se
         contrarient, sans dire en quoi elles peuvent s'accorder ? Il
         fallait présenter l'antidote avec le poison. Que
         penserait-on d'un avocat qui dirait : « Ma partie se
         contredit, mais cette faiblesse est une force, pour ceux qui
         savent bien prendre les choses ?
         
         XVIII. « Qu'on ne
         nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque
         nous en faisons profession ; mais que l'on reconnaisse la
         vérité de la religion dans l'obscurité
         même de la religion, dans le peu de lumière que
         nous en avons, et dans l'indifférence que nous avons
         de la connaître.
         
         Voilà
         d'étranges marques de vérité qu'apporte
         Pascal ! Quelles autres marques a donc le mensonge ? Quoi !
         il suffirait, pour être cru, de dire : Je suis obscur,
         je suis inintelligible ! Il serait bien plus sensé de
         ne présenter aux yeux que les lumières de la
         foi, au lieu de ces ténèbres
         d'érudition.
         
         XIX. « S'il n'y
         avait qu'une religion, Dieu serait trop
         manifeste.
         
         Quoi ! vous dites que,
         s'il n'y avait qu'une religion, Dieu serait trop manifeste !
         Eh ! oubliez-vous que vous dites, à chaque page,
         qu'un jour il n'y aura qu'une religion ? Selon vous, Dieu
         sera donc alors trop manifeste.
         
         XX. « Je dis que la
         religion juive ne consistait en aucune de ces choses, mais
         seulement en l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait
         toutes les autres choses.
         
         Quoi ! Dieu
         réprouvait tout ce qu'il ordonnait lui-même
         avec tant de soin aux juifs, et dans un détail si
         prodigieux ! N'est-il pas plus vrai de dire que la loi de
         Moïse consistait et dans l'amour et dans le culte ?
         Ramener tout à l'amour de Dieu sent peut-être
         moins l'amour de Dieu que la haine que tout
         janséniste a pour son prochain moliniste.
         
         
         XXI. « La chose la
         plus importante à la vie, c'est le choix d'un
         métier ; le hasard en dispose. La coutume fait les
         maçons, les soldats, les couvreurs.
         
         
         Qui peut donc
         déterminer les soldats, les maçons et tous les
         ouvriers mécaniques, sinon ce qu'on appelle hasard et
         la coutume ? Il n'y a que les arts de génie auxquels
         on se détermine de soi-même. Mais, pour les
         métiers que tout le monde peut faire, il est
         très naturel et très raisonnable que la
         coutume en dispose.
         
         XXII. « Que chacun
         examine sa pensée ; il la trouvera toujours
         occupée au passé et à l'avenir. Nous ne
         pensons presque point au présent ; et si nous y
         pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour
         disposer l'avenir. Le présent n'est jamais notre but
         ; le passé et le présent sont nos moyens ; le
         seul avenir est notre objet.
         
         Il faut, bien loin de se
         plaindre, remercier l'auteur de la nature de ce qu'il nous
         donne cet instinct qui nous emporte sans cesse vers
         l'avenir. Le trésor le plus précieux de
         l'homme est cette espérance qui nous adoucit nos
         chagrins, et qui nous peint des plaisirs futurs dans la
         possession des plaisirs présents. Si les hommes
         étaient assez malheureux pour ne s'occuper que du
         présent, on ne sèmerait point, on ne
         bâtirait point, on ne planterait point, on ne
         pourvoirait à rien : on manquerait de tout au milieu
         de cette fausse jouissance. Un esprit comme M. Pascal
         pouvait-il donner dans un lieu commun aussi faux que
         celui-là ? La nature a établi que chaque homme
         jouirait du présent en se nourrissant, en faisant des
         enfants, en écoutant des sons agréables, en
         occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu'en
         sortant de ces états, souvent au milieu de ces
         états même, il penserait au lendemain, sans
         quoi il périrait de misère
         
         
         XXIII. « Mais quand
         j'y ai regardé de plus près, j'ai
         trouvé que cet éloignement que les hommes ont
         du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une
         cause bien effective, c'est-à-dire du malheur naturel
         de notre condition faible et mortelle, et si
         misérable que rien ne nous peut consoler, lorsque
         rien ne nous empêche d'y penser, et que nous ne voyons
         que nous.
         
         Ce mot ne voir que nous
         ne forme aucun sens.                                        
  
         
         Qu'est-ce qu'un homme
         qui n'agirait point, et qui est supposé se contempler
         ? Non seulement je dis que cet homme serait un
         imbécile, inutile à la société,
         mais je dis que cet homme ne peut exister : car que
         contemplerait-il ? son corps, ses pieds, ses mains, ses cinq
         sens ? Ou il serait un idiot, ou bien il ferait usage de
         tout cela. Resterait-il à contempler sa
         faculté de penser ? Mais il ne peut contempler cette
         faculté qu'en l'exerçant. Ou il ne pensera
         à rien, ou bien il pensera aux idées qui lui
         sont déjà venues, ou il en composera de
         nouvelles : or il ne peut avoir d'idées que du
         dehors. Le voilà donc occupé ou de ses sens ou
         de ses idées ; le voilà donc hors de soi, ou
         imbécile.
         
         Encore une fois, il est
         impossible à la nature humaine de rester dans cet
         engourdissement imaginaire ; il est absurde de le penser ;
         il est insensé d'y prétendre. L'homme est
         né pour l'action, comme le feu tend en haut et la
         pierre en bas. N'être point occupé et n'exister
         pas est la même chose pour l'homme. Toute la
         différence consiste dans les occupations douces ou
         tumultueuses, dangereuses ou utiles. 
         
         
         XXIV. « Les hommes
         ont un instinct secret qui les porte à chercher le
         divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du
         ressentiment de leur misère continuelle ; et ils ont
         un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur
         première nature, qui leur fait connaître que le
         bonheur n'est en effet que dans le repos.
         
         
         Cet instinct secret
         étant le premier principe et le fondement
         nécessaire de la société, il vient
         plutôt de la bonté de Dieu, et il est
         plutôt l'instrument de notre bonheur qu'il n'est
         l'instrument de notre misère. Je ne sais pas ce que
         nos premiers pères faisaient dans le paradis
         terrestre ; mais, si chacun d'eux n'avait pensé
         qu'à soi, l'existence du genre humain était
         bien hasardée. N'est-il pas absurde de penser qu'ils
         avaient des sens parfaits, c'est-à-dire des
         instruments d'action parfaits, uniquement pour la
         contemplation ? Et n'est-il pas plaisant que des têtes
         pensantes puissent imaginer que la paresse est un titre de
         grandeur, et l'action, un rabaissement de notre
         nature
         
         XXV. « C'est
         pourquoi, lorsque Cinéas disait à Pyrrhus, qui
         se proposait de jouir du repos avec ses amis après
         avoir conquis une grande partie du monde, qu'il ferait mieux
         d'avancer lui-même son bonheur en jouissant dès
         lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de
         fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes
         difficultés, et qui n'était guère plus
         raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et
         l'autre supposait que l'homme se pût contenter de
         soi-même et de ses biens présents, sans remplir
         le vide de son coeur d'espérances imaginaires, ce qui
         est faux. Pyrrhus ne pouvait être ni devant ni
         après avoir conquis le monde.
         
         
         L'exemple de
         Cinéas est bon dans les satires de Despréaux,
         mais non dans un livre philosophique. Un roi sage peut
         être heureux chez lui ; et de ce qu'on nous donne
         Pyrrhus pour un fou, cela ne conclut rien pour le reste des
         hommes.
         
         XXVI. « On doit
         reconnaître que l'homme est si malheureux qu'il
         s'ennuierait même sans aucune cause
         étrangère d'ennui, par le propre état
         de sa condition.
         
         Au contraire l'homme est
         si heureux en ce point, et nous avons tant d'obligation
         à l'auteur de la nature qu'il a attaché
         l'ennui à l'inaction, afin de nous forcer par
         là à être utiles au prochain et à
         nous-même.
         
         XXVII. «
         D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son
         fils unique et qui, accablé de procès et de
         querelles, était ce matin si troublé, n'y
         pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il
         est tout occupé à voir par où passera
         un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six
         heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque
         plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui
         de refaire entrer en quelque divertissement, le voilà
         heureux pendant ce temps-là.
         
         Cet homme fait à
         merveille : la dissipation est un remède plus
         sûr contre la douleur que le quinquina contre la
         fièvre ; ne blâmons point en cela la nature,
         qui est toujours prête à nous
         secourir.
         
         XXVIII. « Qu'on
         s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous
         condamnés à la mort, dont les uns étant
         chaque jour égorgés à la vue des
         autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans
         celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les
         autres avec douleur et sans espérance, attendent leur
         tour. C'est l'image de la condition des hommes.
         
         
         Cette comparaison
         assurément n'est pas juste : des malheureux
         enchaînés qu'on égorge l'un après
         l'autre, sont malheureux, non seulement parce qu'ils
         souffrent, mais encore parce qu'ils éprouvent ce que
         les autres hommes ne souffrent pas. Le sort naturel d'un
         homme n'est ni d'être enchaîné ni
         d'être ; mais tous les hommes sont faits, comme les
         animaux et les plantes, pour croître, pour vivre un
         certain temps, pour produire leur semblable et pour mourir.
         On peut dans une satire montrer l'homme tant qu'on voudra du
         mauvais côté ; mais, pour peu qu'on se serve de
         sa raison, on avouera que de tous les animaux l'homme est le
         plus parfait, le plus heureux, et celui qui vit le plus
         longtemps. Au lieu donc de nous étonner et de nous
         plaindre du malheur et de la brièveté de la
         vie, nous devons nous étonner et nous
         féliciter de notre bonheur et de sa durée.
         À ne raisonner qu'en philosophe, j'ose dire qu'il y a
         bien de l'orgueil et de la témérité
         à prétendre que par notre nature nous devons
         être mieux que nous ne sommes.
         
         
         XXIX. « Les sages
         parmi les païens, qui ont dit qu'il n'y a qu'un Dieu,
         ont été persécutés, les juifs
         haïs, les chrétiens encore plus.
         
         
         Ils ont
         été quelquefois persécutés, de
         même que le serait aujourd'hui un homme qui viendrait
         enseigner l'adoration d'un Dieu, indépendante du
         culte reçu. Socrate n'a pas été
         condamné pour avoir dit : Il n'y a qu'un Dieu, mais
         pour s'être élevé contre le culte
         extérieur du pays, et pour s'être fait des
         ennemis puissants fort mal à propos. À
         l'égard des juifs, ils étaient haïs, non
         parce qu'ils ne croyaient qu'un Dieu, mais parce qu'ils
         haïssaient ridiculement les autres nations, parce que
         c'étaient des barbares qui massacraient sans
         pitié leurs ennemis vaincus, parce que ce vil peuple,
         superstitieux, ignorant, privé des arts, privé
         du commerce, méprisait les peuples les plus
         policés. Quant aux chrétiens, ils
         étaient haïs des païens parce qu'ils
         tendaient à abattre la religion et l'empire, dont ils
         vinrent enfin à bout, comme les protestants se sont
         rendus les maîtres dans les mêmes pays,
         où ils furent longtemps haïs, et
         massacrés. 
         
         XXX. « Les
         défauts de Montaigne sont grands. Il est plein de
         mots sales et déshonnêtes. Cela ne vaut rien.
         Ses sentiments sur l'homicide volontaire et sur la mort sont
         horribles.
         
         Montaigne parle en
         philosophe, non en chrétien : il dit le pour et le
         contre de l'homicide volontaire. Philosophiquement parlant,
         quel mal fait à la société un homme qui
         la quitte quand il ne peut plus la servir ? Un vieillard a
         la pierre et souffre des douleurs insupportables ; on lui
         dit : « Si vous ne vous faites tailler, vous allez
         mourir ; si l'on vous taille, vous pourrez encore radoter,
         baver et traîner pendant un an, à charge
         à vous-même et aux autres. Je suppose que le
         bonhomme prenne alors le parti de n'être plus à
         charge à personne : voilà à peu
         près le cas que Montaigne expose.
         
         
         XXXI. « Combien les
         lunettes nous ont-elles découvert d'astres qui
         n'étaient point pour nos philosophes d'auparavant ?
         On attaquait hardiment l'Écriture sur ce qu'on y
         trouve en tant d'endroits du grand nombre des
         étoiles. Il n'y en a que mille vingt-deux, disait-on
         ; nous le savons.
         
         Il est certain que la
         Sainte Écriture, en matière de physique, s'est
         toujours proportionnée aux idées reçues
         ; ainsi, elle suppose que la terre est immobile, que le
         soleil marche, etc. Ce n'est point du tout par un
         raffinement d'astronomie qu'elle dit que les étoiles
         sont innombrables, mais pour s'accorder aux idées
         vulgaires. En effet, quoique nos yeux ne découvrent
         qu'environ mille vingt-deux étoiles, cependant quand
         on regarde le ciel fixement, la vue éblouie croit
         alors en voir une infinité. L'Écriture parle
         donc selon ce préjugé vulgaire, car elle ne
         nous a pas été donnée pour faire de
         nous des physiciens ; et il y a grande apparence que Dieu ne
         révéla ni à Habacuc ni à Baruch,
         ni à Michée qu'un jour un Anglais nommé
         Flamstead mettrait dans son catalogue plus de sept mille
         étoiles aperçues avec le
         télescope.
         
         XXXII. « Est-ce
         courage à un homme mourant d'aller, dans la faiblesse
         et dans l'agonie, affronter un Dieu tout-puissant et
         éternel ?
         
         Cela n'est jamais
         arrivé ; et ce ne peut être que dans un violent
         transport au cerveau qu'un homme dise « Je crois un
         Dieu, et je le brave.
         
         XXXIII. « Je crois
         volontiers les histoires dont les témoins se font
         égorger.
         
         La difficulté
         n'est pas seulement de savoir si on croira des
         témoins qui meurent pour soutenir leur
         déposition, comme ont fait tant de fanatiques, mais
         encore si ces témoins sont effectivement morts pour
         cela, si on a conservé leurs dépositions,
         s'ils ont habité les pays où l'on dit qu'ils
         sont morts. Pourquoi Josèphe, né dans les
         temps de la mort du Christ, Josèphe ennemi
         d'Hérode, Josèphe peu attaché au
         judaïsme, n'a-t-il pas dit un mot de tout cela ?
         Voilà ce que M. Pascal eût
         débrouillé avec succès, comme ont fait
         depuis tant d'écrivains éloquents.
         
         
         XXXIV. « Les
         sciences ont deux extrémités qui se touchent.
         La première est la pure ignorance naturelle où
         se trouvent tous les hommes en naissant ; l'autre
         extrémité est celle où arrivent les
         grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que les
         hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se
         rencontrent dans cette ignorance d'où ils
         étaient partis.
         
         Cette pensée est
         un pur sophisme ; et la fausseté consiste dans ce mot
         d'ignorance qu'on prend en deux sens différents.
         Celui qui ne sait ni lire ni écrire est un ignorant ;
         mais un mathématicien, pour ignorer les principes
         cachés de la nature, n'est pas au point d'ignorance
         dont il était parti quand il commença à
         apprendre à lire. M. Newton ne savait pas pourquoi
         l'homme remue son bras quand il le veut ; mais il n'en
         était pas moins savant sur le reste. Celui qui ne
         sait pas l'hébreu, et qui sait le latin, est savant
         par comparaison avec celui qui ne sait que le
         français.
         
         XXXV. « Ce n'est
         pas être heureux que de pouvoir être
         réjoui par le divertissement ; car il vient
         d'ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant,
         et par conséquent sujet à être
         troublé par mille accidents qui font les afflictions
         inévitables.
         
         Celui-là est
         actuellement heureux qui a du plaisir, et ce plaisir ne peut
         venir que de dehors. Nous ne pouvons avoir de sensations ni
         d'idées que par les objets extérieurs, comme
         nous ne pouvons nourrir notre corps qu'en y faisant entrer
         des substances étrangères qui se changent en
         la nôtre.
         
         XXXVI. «
         L'extrême esprit est accusé de folie, comme
         l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que la
         médiocrité.
         
         Ce n'est point
         l'extrême esprit, c'est l'extrême
         vivacité et volubilité de l'esprit qu'on
         accuse de folie. L'extrême esprit est l'extrême
         justesse, l'extrême finesse, l'extrême
         étendue, opposée diamétralement
         à la folie.
         
         L'extrême
         défaut d'esprit est un manque de conception, un vide
         d'idées ; ce n'est point la folie, c'est la
         stupidité. La folie est un dérangement dans
         les organes, qui fait voir plusieurs objets trop vite, ou
         qui arrête l'imagination sur un seul avec trop
         d'application et de violence. Ce n'est point non plus la qui
         passe pour bonne, c'est l'éloignement des deux vices
         opposés, c'est ce qu'on appelle juste milieu, et non
         médiocrité.
         
         XXXVII. « Si notre
         condition était véritablement heureuse, il ne
         faudrait pas nous divertir d'y penser.
         
         
         Notre condition est
         précisément de penser aux objets
         extérieurs, avec lesquels nous avons un rapport
         nécessaire. Il est faux qu'on puisse divertir un
         homme de penser à la condition humaine ; car,
         à quelque chose qu'il applique son esprit, il
         l'applique à quelque chose de lié
         nécessairement à la condition humaine ; et
         encore une fois, penser à soi avec abstraction des
         choses naturelles, c'est ne à rien du tout, qu'on y
         prenne bien garde.
         
         Loin d'empêcher un
         homme de penser à sa condition, on ne l'entretient
         jamais que des agréments de sa condition. On parle
         à un savant de réputation et de science ;
         à un prince, de ce qui a rapport à sa grandeur
         ; à tout homme on parle de plaisir.
         
         
         XXXVIII. « Les
         grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes
         fâcheries et mêmes passions. Mais les uns sont
         au haut de la roue, et les autres près du centre, et
         ainsi moins agités par les mêmes
         mouvements.
         
         Il est faux que les
         petits soient moins agités que les grands ; au
         contraire, leurs désespoirs sont plus vifs parce
         qu'ils ont moins de ressources. De cent personnes qui se
         tuent à Londres, il y en a quatre-vingt-dix-neuf du
         bas peuple, et à peine une d'une condition
         relevée. La comparaison de la roue est
         ingénieuse et fausse.
         
         XXXIX. « On
         n'apprend pas aux hommes à être honnêtes
         gens, et on leur apprend tout le reste ; et cependant ils ne
         se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent
         de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent
         point.
         
         On apprend aux hommes
         à être honnêtes gens, et, sans cela, peu
         parviendraient à l'être. Laissez votre fils
         prendre dans son enfance tout ce qu'il trouvera sous sa
         main, à quinze ans il volera sur le grand chemin ;
         louez-le d'avoir dit un mensonge, il deviendra faux
         témoin ; flattez sa concupiscence, il sera
         sûrement débauché. On apprend tout aux
         hommes, la vertu, la religion.
         
         XL. « Le sot projet
         que Montaigne a eu de se peindre ! Et cela, non pas en
         passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout
         le monde de faillir, mais par ses propres maximes et par un
         dessein premier et principal ; car de dire des sottises par
         hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en
         dire à dessein, c'est ce qui n'est pas supportable,
         et d'en dire de telles que celle-là.
         
         
         Le charmant projet que
         Montaigne a eu de se peindre naïvement comme il a fait
         ! Car il a peint la nature humaine ; et le pauvre projet de
         Nicole, de Malebranche, de Pascal, de décrier
         Montaigne !
         
         XLI. « Lorsque j'ai
         considéré d'où vient qu'on ajoute tant
         de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des
         remèdes, jusqu'à mettre souvent sa vie entre
         leurs mains, il m'a paru que la véritable cause est
         qu'il y a de vrais remèdes ; car il ne serait pas
         possible qu'il y en eût tant de faux, et qu'on y
         donnât tant de créance, s'il n'y en avait de
         véritables. Si jamais il n'y en avait eu, et que tous
         les maux eussent été incurables, il est
         impossible que les hommes se fussent imaginé qu'ils
         en pourraient donner, et encore plus, que tant d'autres
         eussent donné créance à ceux qui se
         fussent vantés d'en avoir. De même que si un
         homme se vantait d'empêcher de mourir, personne ne le
         croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple de cela. Mais,
         comme il y a eu quantité de remèdes qui se
         sont trouvés véritables par la connaissance
         même des plus grands hommes, la créance des
         hommes s'est pliée Par là, parce que la chose
         ne pouvant être niée en général
         (puisqu'il y a des effets particuliers qui sont
         véritables), le peuple, qui ne peut pas discerner
         lesquels d'entre ces effets particuliers sont les
         véritables, les croit tous. De même, ce qui
         fait qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il
         y en a de vrais, comme le flux de la mer.
         
         
         « Ainsi, il me
         paraît aussi évidemment qu'il n'y a tant de
         faux miracles, de fausses révélations, de
         sortilèges, que parce qu'il y en a de
         vrais.
         
         Il me semble que la
         nature humaine n'a pas besoin du vrai pour tomber dans le
         faux. On a imputé mille fausses influences à
         la lune avant qu'on imaginât le moindre rapport
         véritable avec le flux de la mer. Le premier homme
         qui a été malade a cru sans peine le premier
         charlatan. Personne n'a vu de loups-garous ni de sorciers,
         et beaucoup y ont cru. Personne n'a vu de transmutation de
         métaux, et plusieurs ont été
         ruinés par la créance de la pierre
         philosophale. Les Romains, les Grecs, tous les païens
         ne croyaient-ils donc aux faux miracles dont ils
         étaient inondés que parce qu'ils en avaient vu
         de véritables ? 
         
         XLII. « Le port
         règle ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où
         trouverons-nous ce point dans la morale ?
         
         
         Dans cette seule maxime
         reçue de toutes les nations :
         
         
         « Ne faites pas
         à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous
         fît.
         
         XLIII. « Ferox gens
         nullam esse vitam sine armis putat. Ils aiment mieux la mort
         que la paix ; les autres aiment mieux la mort que la guerre.
         Toute opinion peut être préférée
         à la vie, dont l'amour paraît si fort et si
         naturel .
         
         C'est des Catalans que
         Tacite a dit cela ; mais il n'y en a point dont on ait dit
         et dont on puisse dire : « Elle aime mieux la mort que
         la guerre.
         
         XLIV. « À
         mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus
         d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de
         différence entre les hommes.
         
         Il y a très peu
         d'hommes vraiment originaux ; presque tous se gouvernent,
         pensent et sentent par l'influence de la coutume et de
         l'éducation : rien n'est si rare qu'un esprit qui
         marche dans une route nouvelle ; mais parmi cette foule
         d'hommes qui vont de compagnie, chacun a de petites
         différences dans la démarche, que les vues
         fines aperçoivent.
         
         XLV. « Il y a donc
         deux sortes d'esprit, l'un de pénétrer
         vivement et profondément les conséquences des
         principes, et c'est là l'esprit de justesse ; l'autre
         de comprendre un grand nombre de principes sans les
         confondre, et c'est là l'esprit de
         géométrie.
         
         L'usage veut, je crois,
         aujourd'hui qu'on appelle esprit géométrique
         l'esprit méthodique et conséquent.
         
         
         XLVI. « La mort est
         plus aisée à supporter sans y penser, que la
         pensée de la mort sans péril.
         
         
         On ne peut pas dire
         qu'un homme supporte la mort aisément ou
         malaisément, quand il n'y pense point du tout. Qui ne
         sent rien ne supporte rien.
         
         XLVII. « Nous
         supposons que tous les hommes conçoivent et sentent
         de la même sorte les objets qui se présentent
         à eux ; mais nous le supposons bien gratuitement, car
         nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique
         les mêmes mots dans les mêmes occasions, et que
         toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la
         neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet
         par les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle
         est blanche ; et de cette conformité d'application on
         tire une puissante conjecture d'une conformité
         d'idée ; mais cela n'est pas absolument convaincant,
         quoiqu'il y ait lieu à parier pour l'affirmative.
         
         
         Ce n'était pas la
         couleur blanche qu'il fallait apporter en preuve. Le blanc,
         qui est un assemblage de tous les rayons, paraît
         éclatant à tout le monde, éblouit un
         peu à la longue, fait à tous les yeux le
         même effet, mais on pourrait dire que peut-être
         les autres couleurs ne sont pas aperçues de tous les
         yeux de la même manière.
         
         
          
         
         
         XLVIII. « Tout
         notre raisonnement se réduit à céder au
         sentiment.
         
          
         
         
         Notre raisonnement se
         réduit à céder au sentiment en fait de
         goût, non en fait de science.
         
          
         
         
         XLIX. « Ceux qui
         jugent d'un ouvrage par règle sont à
         l'égard des autres comme ceux qui ont une montre
         à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit
         : « Il y a deux heures que nous sommes ici ; l'autre
         dit : « Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde
         ma montre ; je dis à l'un : « Vous vous ennuyez
         ; et à l'autre « Le temps ne vous dure
         guère.
         
          
         
         
         En ouvrages de
         goût, en musique, en poésie, en peinture, c'est
         le goût qui tient lieu de montre ; et celui qui n'en
         juge que par règles en juge mal.
         
         
          
         
         
         L. « César
         était trop vieux, ce me semble, pour s'aller amuser
         à conquérir le monde. Cet amusement
         était bon à Alexandre ; c'était un
         jeune homme qu'il était difficile d'arrêter ;
         mais César devait être plus
         mûr.
         
          
         
         
         L'on s'imagine
         d'ordinaire qu'Alexandre et César sont sortis de chez
         eux dans le dessein de conquérir la terre ; ce n'est
         point cela : Alexandre succéda à Philippe dans
         le généralat de la Grèce, et fut
         chargé de la juste entreprise de venger les Grecs des
         injures du roi de Perse : il battit l'ennemi commun, et ses
         conquêtes jusqu'à l'Inde, parce que le royaume
         de Darius s'étendait jusqu'à l'Inde ; de
         même que le duc de Marlborough serait venu
         jusqu'à Lyon sans le maréchal de Villars.
         
         
         À l'égard
         de César, il était un des premiers de la
         République. Il se brouilla avec Pompée, comme
         les jansénistes avec les molinistes ; et alors, ce
         fut à qui s'exterminerait. Une seule bataille,
         où il n'y eut pas dix mille hommes de tués,
         décida de tout.
         
         Au reste la
         pensée de M. Pascal est peut-être fausse en
         tout sens. Il fallait la maturité de César
         pour se démêler de tant d'intrigues ; et il est
         étonnant qu'Alexandre, à son âge, ait
         renoncé au plaisir pour faire une guerre si
         pénible.
         
         LI. « C'est une
         plaisante chose à considérer, de ce qu'il y a
         des gens dans le monde qui, ayant renoncé à
         toutes les lois de Dieu et de la nature, s'en sont fait
         eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement,
         comme par exemple, les voleurs, etc.
         
         
         Cela est encore plus
         utile que plaisant à considérer ; car cela
         prouve que nulle société d'hommes ne peut
         subsister un seul jour sans règles.
         
         
         LII. « L'homme
         n'est ni ange ni bête : et le malheur veut que qui
         veut faire l'ange fait la bête.
         
         
         Qui veut détruire
         les passions, au lieu de les régler, veut faire
         l'ange.
         
         LIII. « Un cheval
         ne cherche point à se faire admirer de son compagnon
         : on voit bien entre eux quelque sorte d'émulation
         à la course, mais c'est sans conséquence ;
         car, étant à l'étable, le plus pesant
         et le plus mai taillé ne cède pas pour cela
         son avoine à l'autre. Il n'en est pas de même
         parmi les : leur vertu ne se satisfait pas d'elle-même
         ; et ils ne sont point contents s'ils n'en tirent avantage
         contre les autres.
         
         L'homme le plus mal
         taillé ne cède pas non plus son pain à
         l'autre, mais le plus fort l'enlève au plus faible ;
         et chez les animaux et chez les hommes, les gros mangent les
         petits.
         
         LIV. « Si l'homme
         commençait par s'étudier lui-même, il
         verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se
         pourrait-il faire qu'une partie connût le tout ? Il
         aspirera peut-être à connaître au moins
         les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les
         parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel
         enchaînement l'une avec l'autre que je crois
         impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le
         tout.
         
         Il ne faudrait point
         détourner l'homme de chercher ce qui lui est utile,
         par cette considération qu'il ne peut tout
         connaître.
         
         Non possis oculo quantum
         contendere Lynceus, Non tamen idcirco contemnas lippus
         inungi.
         
         Nous connaissons
         beaucoup de vérités ; nous avons trouvé
         beaucoup d'inventions utiles. Consolons-nous de ne pas
         savoir les rapports qui peuvent être entre une
         araignée et l'anneau de Saturne, et continuons
         à examiner ce qui est à notre
         portée.
         
         LV. « Si la foudre
         tombait sur les lieux bas, les poètes et ceux qui ne
         savent raisonner que sur les choses de cette nature
         manqueraient de preuves.
         
         Une comparaison n'est
         preuve ni en poésie ni en prose : elle sert en
         poésie d'embellissement, et en prose elle sert
         à éclaircir et à rendre les choses plus
         sensibles. Les poètes qui ont comparé les
         malheurs des grands à la foudre qui frappe les
         montagnes feraient des comparaisons contraires, si le
         contraire
         
         LVI. « C'est cette
         composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous
         les philosophes ont confondu les idées des choses, et
         attribué aux corps ce qui n'appartient qu'aux
         esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux
         corps.
         
         Si nous savions ce que
         c'est qu'esprit, nous pourrions nous plaindre de ce que les
         philosophes lui ont attribué ce qui ne lui appartient
         pas ; mais nous ne connaissons ni l'esprit ni le corps ;
         nous n'avons aucune idée de l'un, et nous n'avons que
         des idées très imparfaites de l'autre. Donc
         nous ne pouvons quelles sont leurs limites.
         
         
         LVII. « Comme on
         dit beauté poétique, on devrait dire aussi
         beauté géométrique et beauté
         médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la
         raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la
         géométrie, et quel est l'objet de la
         médecine, mais on ne sait pas en quoi consiste
         l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne
         sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut
         imiter ; et, à faute de cette connaissance, on a
         inventé de certains termes bizarres : siècle
         d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc.
         ; et on appelle ce jargon beauté poétique.
         Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce
         modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de
         miroirs et de chaînes de laiton.
         
         
         Cela est très
         faux : on ne doit pas dire beauté
         géométrique ni beauté
         médicinale, parce qu'un théorème et une
         purgation n'affectent point les sens agréablement, et
         qu'on ne donne le nom de beauté qu'aux choses qui
         charment les sens, comme la musique, la peinture,
         l'éloquence, la poésie, l'architecture
         régulière, etc.
         
         La raison qu'apporte M.
         Pascal est tout aussi fausse. On sait très bien en
         quoi consiste l'objet de la poésie ; il consiste
         à peindre avec force, netteté,
         délicatesse et harmonie ; la poésie est
         l'éloquence harmonieuse. Il fallait que M. Pascal
         eût bien peu de goût pour dire que fatal
         laurier, bel astre et sottises sont des beautés
         poétiques ; et il fallait que les éditeurs de
         ces Pensées fussent des personnes bien peu
         versées dans les belles-lettres pour imprimer une
         réflexion si indigne de son illustre
         auteur.
         
         Je ne vous envoie point
         mes autres remarques sur les Pensées_ de M. Pascal,
         qui entraîneraient des discussions trop longues. C'est
         assez d'avoir cru apercevoir quelques erreurs d'inattention
         dans ce grand génie ; c'est une consolation pour un
         esprit aussi borné que le mien d'être bien
         persuadé que les plus grands hommes se trompent comme
         le vulgaire.
         
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